vous êtes ici : accueil > Publications

Vos outils
  • Diminuer la taille du texte
  • Agmenter la taille du texte
  • Envoyer le lien à un ami
  • Imprimer le texte

Le Front populaire, toujours une source d’inspiration

Le Front populaire, toujours une source d’inspiration

1936Dans son numéro de juin, la NVO consacre près de 30 pages à la belle embellie de 1936. Durant les prochaines semaines, nous vous proposons de retrouver certains articles pour comprendre et d’analyser ce que fut le Front populaire et ce qu’il signifie aujourd’hui.

Le Front populaire, toujours une source d’inspiration

Serge Wolikow est historien et auteur de nombreux ouvrages sur le monde ouvrier et la vie politique française.

Le Front populaire, écrivez-vous, est assez mal identifié. Comment le définir ?

Moment historique, le Front populaire est souvent confondu avec une date, 1936, voire réduit aux accords de Matignon ou aux grèves massives qui les ont accompagnés. En fait, il se définit d’abord par un mot d’ordre inventé en 1934, proposé par les communistes à des alliés socialistes et à d’autres tels que les radicaux, qui participent alors à un gouvernement de droite.

Ce mot d’ordre s’inscrit dans la lutte contre le fascisme et dans la lutte politique en France après l’expérience désastreuse de la gauche de gouvernement en 1932. Les communistes opèrent un revirement tactique : ils proposent une alliance et définissent des objectifs intermédiaires de revendications sociales, et de défense de la démocratie parlementaire et de la République. Ce mot d’ordre, « le front populaire pour le pain, la liberté, la paix » va être validé par la victoire électorale. C’est donc toute une séquence historique.

Cette séquence est finalement relativement brève. D’où vient sa dislocation et comment la dater ?

De même que ce Front populaire est le fruit d’une construction, de même il se déconstruit par étapes. On parle encore de Front populaire jusqu’en 1938, alors que les socialistes ont quitté la direction du gouvernement dès 1937, que la majorité parlementaire reste fragile et que le gouvernement d’Edouard Daladier prend des dispositions contraires au programme pour lequel les radicaux se sont aussi engagés.

On peut dater sa dislocation à l’automne 1938, avec la division autour des accords de Munich et ce qui se joue avec la très forte grève générale le 30 novembre 1938, à laquelle appelle la CGT, à la fois contre les accords de Munich et pour défendre les acquis du Front populaire : le gouvernement fait alors intervenir l’armée et entreprend une chasse contre les syndicalistes.

Pour autant, le Front populaire va devenir une référence et, d’une certaine manière, va revivre dans la réflexion et le programme du Conseil national de la Résistance qui, à cinq ans de distance, en tire les leçons, notamment celles de ses insuffisances. C’est sans doute en partie ce qui explique sa pérennité.

En quoi a-t-il fait rupture ?

Il ouvre une décennie, de 1936 à 1946, de ruptures historiques, avec la mise en place de politiques publiques, qui sont tout sauf « l’État providence », formule des tenants du capitalisme et du libéralisme sauvage qui dénoncent l’intervention de l’État. Les législations sociales, les politiques publiques de la culture, du sport… sont le fruit des idéaux de forces sociales, partis, syndicats, associations, et le mouvement ouvrier en est à la fois initiateur et porteur.

Les grèves révèlent l’impatience de voir se réaliser les engagements pris. Autre rupture historique : le monde du travail, le monde ouvrier, jusqu’alors aux marges de la vie sociale et institutionnelle, peut participer à des élections de délégués… et voter dans sa globalité. Pour la première fois, les femmes, les étrangers votent pour élire des délégués du personnel.

C’est aussi un moment où la classe ouvrière prend conscience d’elle-même, de façon positive, en tant qu’élément de la vie sociale et de la société, où la référence ouvrière se revendique.

Quel en est aujourd’hui l’héritage ?

Il y a d’abord un héritage perçu, transmis, dans les familles, par ceux-là mêmes qui ont été ses acteurs… C’est le souvenir de luttes victorieuses face à tant de luttes sociales associées à des défaites, ou à des contextes de reculs sociaux, économiques. L’expérience du Front populaire est au contraire liée à des progrès sociaux. Son image est aussi associée à des formes de dignité, de morale, de joie, qui réconcilient la lutte et l’intérêt général, la lutte comme élément fondateur d’une certaine sociabilité.

Mais le plus profond est souvent mal connu. Ainsi, par exemple, des conventions collectives et du contrat de travail. Sans les débats et les mobilisations autour de la loi El Khomri, l’immense majorité n’aurait pas connu l’importance des lois de 1936 à ce sujet.

Il en est de même des élections professionnelles ou bien du fait que sont alors définies les qualifications professionnelles, y compris des cadres, techniciens, ouvriers qualifiés, reconnues et entérinées dans les conventions collectives.

Tout cela, et une grande partie du droit du travail, s’est esquissé pour une part durant le Front populaire et a été repris et développé à la Libération. C’est du reste pour cela qu’il y a une grande escroquerie à se réclamer aujourd’hui du Front populaire et à en dilapider l’héritage.

Nombre de commentateurs établissent des analogies entre la période actuelle et les années trente dont le Front populaire constitue un moment clé. Est-ce pertinent ?

Il convient d’évoquer ce moment historique dans toute sa complexité, sa richesse historique, sans se limiter soit aux accords de Matignon, soit aux grèves… S’y associe notamment la lutte antifasciste. Il se déroule au prix de compromis majeurs, comme par exemple sur le droit de vote des femmes, qui pourtant participent activement aux luttes, ou sur la réforme des institutions.

Il invite aussi à réfléchir à la manière de combattre dans les milieux populaires le désespoir politique et la fascination pour les extrêmes droites qui se présentaient alors comme porteuses de « valeurs » d’identité nationale, de nationalisme, de fermeture à l’égard des autres peuples et de l’immigration…

Le Front populaire en a empêché la victoire, a repris les thématiques de la Révolution française et d’une République sociale et pas seulement parlementaire, dans la tradition de la Commune de Paris. Les manifestations les plus puissantes sont d’ailleurs celles du 24 mai 1936, qui rassemblent un million de personnes au mur des Fédérés.

Autre réflexion : la réunification de la CGT, en 1936, se fait en faveur des « réformistes », mais dans les grèves et le mouvement social, c’est le courant de la CGTU qui s’affirme, tout en intégrant le syndicalisme de masse, et de service. Pour la première fois, la CGT comptera 4 millions d’adhérents.

Autre analogie : sans dispositions économiques à la mesure des réformes sociales, celles-ci vont entraver le projet lui-même. Cela amène à penser l’économique, le social et le politique de façon articulée. Le Front populaire a cherché à obtenir l’alliance d’une partie du patronat, face aux « 200 familles ».

Mais il n’a pas eu la main sur les finances, la redistribution des richesses, n’a réalisé ni la réforme fiscale, ni le contrôle des changes. Le CNR, en revanche, a prévu le contrôle des banques. Aujourd’hui, le capitalisme n’est plus de même nature, s’est financiarisé, et l’on voit bien que le contrôle des banques et des mouvements financiers prend une dimension nationale mais aussi européenne sinon internationale. Les analogies ont ainsi des limites.

Mais cette expérience invite à réfléchir à la façon de

ne pas déserter le champ du politique et du culturel, en affirmant la combinaison d’une conception de la République, de la démocratie et de l’égalité des droits. C’est une source non de copie, mais d’inspiration.

Quatre-vingts ans plus tard, il y a donc un réel enjeu pour les historiens et les citoyens à revenir sur cette séquence si particulière de l’histoire sociale…

La connaissance historique s’avère importante, d’autant que les témoins ont disparu. Or, il s’agit de l’histoire du monde du travail et du mouvement ouvrier, constitutive de son évolution, il est donc important de la maîtriser. Il est préférable que la transmission et la formation des nouvelles générations de syndicalistes soient prises en charge par le mouvement ouvrier lui-même, en association avec le travail des historiens.

Serge Wolikow vient de publier 
1936, le monde du Front populaire aux éditions du Cherche Midi.

272 pages, 17 euros.

Article publié le 15 août 2016.


Politique de confidentialité. Site réalisé en interne et propulsé par SPIP.